"C'est dur la culture !" disaient les anciens Écochois non sans causticité. Car le mot culture est évidemment polysémique. Ils pensaient en premier à la peine qu'ils avaient à cultiver leurs terres ; le sol de ces montagnes du Haut Beaujolais est pour le moins ingrat et les rendements jamais très élevés. Ils pensaient aussi à la culture qui est dispensée dans les écoles et plus généralement à la Culture avec un grand C, la culture classique, la culture des bourgeoisies urbaines dont ils étaient très loin leur semblait-il. Ils ignoraient peut-être qu'il y a à ce mot de culture bien d'autres sens, notamment pour les anthropologues. Relevons dans un livre d'Hervé Carrier celle-ci : "La culture, c'est tout l’environnement humanisé par un groupe, c’est sa façon de comprendre le monde, de percevoir l’homme et son destin, de travailler, de se divertir, de s’exprimer par les arts, de transformer la nature par des techniques et des inventions. La culture, c’est le produit du génie de l’homme, entendu au sens le plus large ; c’est la matrice psycho-sociale que se crée, consciemment ou inconsciemment, une collectivité : c’est son cadre d’interprétation de la vie et de l’univers ; c’est sa représentation propre du passé et son projet d’avenir, ses institutions et ses créations typiques, ses habitudes et ses croyances, ses attitudes et ses comportements caractéristiques, sa manière originale de communiquer, de produire et d’échanger des biens, de célébrer, de créer des œuvres révélatrices de son âme et de ses valeurs ultimes. La culture, c’est la mentalité typique qu’acquiert tout individu s’identifiant à une collectivité, c’est le patrimoine humain transmis de génération en génération."
Y-a-t-il eu pour autant une culture écochoise particulière ? Bien difficile de répondre et certainement de moins en moins à mesure que s'ouvraient les sociétés rurales..
Mais à l'heure où l'on critique l'agriculteur productiviste sans trop s'occuper de ce qu'il pensait, à l'heure où certains voudraient le retour d'un paysan mythique, on peut s'interroger sur la façon de comprendre le monde de nos aïeux..
Quelques textes peuvent entrouvrir notre regard sur ce qui est disparu.
L'Écochois et plus encore l'Écochoise peut-être étaient profondément marqués -et même attachés- à la religion catholique. C'est que cette religion utilisait beaucoup d'aspects du monde rural et même agricole. Ainsi pendant la messe dite en latin jusqu'en 1963-64, les seuls passages en langue vernaculaire étaient la lecture de l'épître, celle de l'évangile, le sermon dans la chaire (si majestueuse) et la lecture du prône vers la fin de l'office. La parabole ci-dessous est typique de ces passages où le fidèle retrouvait un monde familier.
"Jésus commença de nouveau à enseigner au bord du lac. Autour de lui, la foule s’assembla si nombreuse qu’il dut monter dans un bateau.
Il s’y assit. Le bateau était sur le lac et tous les gens, tournés vers le lac, se tenaient sur le rivage. 2 Il leur enseignait beaucoup de choses sous forme de paraboles. Voici ce qu’il leur disait: 3 Ecoutez : un semeur sortit pour semer. 4 Or comme il répandait sa semence, des grains
tombèrent au bord du chemin; les oiseaux vinrent et les mangèrent. 5 D’autres tombèrent sur un sol rocailleux
et, ne trouvant qu’une mince couche de terre, ils levèrent rapidement parce que la terre sur laquelle ils étaient tombés n’était pas profonde. 6 Mais quand le soleil monta dans le ciel, les petits plants furent vite brûlés et, comme ils n’avaient pas vraiment pris racine, ils
séchèrent. 7 D’autres grains tombèrent parmi les ronces. Celles-ci grandirent et étouffèrent les jeunes
pousses, si bien qu’elles ne produisirent pas de fruit. 8 D’autres encore tombèrent dans la bonne terre et
donnèrent des épis qui poussèrent et se développèrent jusqu’à maturité, produisant l’un trente grains, un autre soixante, un autre cent. 9 Jésus ajouta: Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende!" Évangile de Marc.4.
En entendant cette parabole, plus d'un voyaient concrètement tel ou tel sol... et les sillons.
A l'école, source de savoir, on n'apprenait pas seulement à lire, écrire, compter, à recevoir un enseignement pratique ou à connaître les préceptes de la morale, on apprenait aussi des "récitations", notamment de Victor Hugo ou de Jean de la Fontaine. Et telle ou tel, à l'article de la mort était encore capable de se souvenir de quelques vers voire d'une fable entière comme celle-ci :
Travaillez, prenez de la peine :
C'est le fonds qui manque le moins.
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'Oût.
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.
Et puis les rares Écochois qui eurent la chance d'aller jusqu'aux humanités classiques n'étaient pas trop perdus lorsque par exemple on devait traduire du Virgile (même si dans le passage ci-dessous il s'agit de la coltura promiscua.)
Petit extrait, en français des Géorgiques :
Au surplus, quels que soient les arbustes que tu plantes par les champs, couvre-les d’un bon fumier et n’oublie pas de les cacher sous une épaisse couche de terre; ou d’y enfouir une pierre poreuse et de rugueux coquillages; car les eaux s’infiltreront dans les intervalles, [2,350] et l’air subtil y pénétrera, et les plants seront ranimés. Il s’est même trouvé des gens pour entasser sur le sol des pierres et des tessons d’un poids énorme : c’est une protection contre les pluies abondantes, et aussi contre la canicule ardente, qui fendille les guérets béants de soif.
Une fois les boutures plantées, il reste à ramener bien souvent la terre autour des ceps, à la bêcher sans cesse avec de durs bidents ou à travailler le sol sous le soc qu’on enfonce, à diriger parmi les vignobles les taureaux récalcitrants; puis, à disposer les lisses roseaux, les baguettes dépouillées de leur écorce, les échalas de frêne et les bâtons fourchus, [2,360] pour que la vigne, forte de ces appuis, apprenne à mépriser les vents et à grimper d’étage en étage jusqu’au sommet des ormes.
Et, tant que ce premier âge grandit en ses nouveaux feuillages, il faut en épargner la tendreté; et alors même qu’elle s’élance joyeuse dans les airs, lâchée à pleines guides dans l’air pur, il ne faut point encore essayer sur elle le tranchant de la faucille, mais en émonder et en éclaircir le feuillage avec l’ongle. Puis quand ses branches vigoureuses auront pris leur essor et enlaceront les ormes, alors coupe sa chevelure et taille ses bras : plus tôt, elles redoutent le fer; [2,370] alors exerce enfin ton dur empire et arrête l’exubérance de ses rameaux.
Cette prairie, jadis était fauchée à la faux (dard) puis le foin était travaillé à la main : fourches pour faner, rateaux pour andainer... comme elle était un peu loin de la ferme qui l'exploitait et que les gens y venaient à pied, sur le rocher était construite une petite cabane en bois couverte de tuiles et disposant à l'intérieur d'une table et de bancs, tout cela pour les casse-croûtes. La cabane n'a disparu que vers 1970. Le pré était dit "pré du Gustin" et le lieu dit "les Chenots".
Dure était la culture.